Hémicycle de l'Assemblée nationale aux trois quarts vide lors du vote sur la révision constitutionnelle du 8 février 2016. Photo : AFP
Le très controversé projet de révision constitutionnelle qui vise à inscrire l'état d'urgence ainsi que la déchéance de nationalité dans notre Loi fondamentale a laissé en ce lundi 8 février 2016 vers 22h15 un sentiment de déliquescence de notre démocratie dans les esprits de nos concitoyens. En effet, chacun de nous a pu assister à l'acceptation de la modification de l'article 1er du projet de révision constitutionnelle par 103 voix contre 26, alors que seuls 136 députés sur les 577 que compte l'Assemblée nationale étaient présents dans l'hémicycle.
Jamais depuis le tristement célèbre jour du 10 juillet 1940 où les chambres votèrent une révision de la Constitution attribuant les pleins pouvoirs au maréchal Pétain une telle démonstration de poltronnerie civique ne s'était reproduite, nos députés donnant cette fois l'impression d'avoir fui l'hémicycle pour des considérations électorales dictées par les états-majors de certains partis qui punissent d'un non-renouvellement d'investiture ceux des élus qui ne votent pas dans le sens attendu. Même jadis, alors que le pays venait de subitement basculer dans une longue période d'occupation étrangère et de collaboration avilissante, 80 des parlementaires qui ne jugèrent pas salutaire de fuir le péril nazi après la débâcle militaire française manifestèrent néanmoins le courage de ne pas accorder leur confiance à Pétain !
Ne pouvant désormais octroyer qu'un crédit limité à un grand nombre d'élus nationaux, laissons s'exprimer un de ceux qui expliquent sans détours pourquoi ils désapprouvent cette révision constitutionnelle prétendument destinée à "protéger" nos concitoyens et à "assurer le rassemblement et l'unité nationale", alors qu'elle nous mènera au contraire vers une accentuation de la division du pays et une gouvernance toujours plus autocratique et policée.
La Rédaction d'HENDAYENVIRONNEMENT
" La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis, la Constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible." ( Robespierre )
La révision de la Constitution n'est-elle pas anticonstitutionnelle ?
par Patrick Le Hyaric *
« La volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence de ses passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui » écrivait Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat Social.
Notre droit, depuis 1789, est imprégné de cette prévention à nous déjouer des pulsions pour que vive le contrat implicite qui permet la vie en commun, au-delà de nos différences. Faire société n’est pas chose aisée. Cela réclame du sang froid ; de ne pas jouer avec le droit à des fins électoralistes, qui plus est avec notre Loi fondamentale ; de ne pas s’enferrer dans le temps court des chamailleries politiques pour penser le temps long de la construction d’une société réellement fondée sur la Liberté, l’Egalité et la Fraternité.
Depuis les terribles attentats du 13 novembre dernier, cette prévention est rudement mise à l’épreuve. Si bien qu’il apparaît que le gouvernement pousse le peuple à penser, non pas dans le silence de ses passions, mais dans le vacarme de ses angoisses. N’est-ce pas dans les moments exceptionnels qu’il convient justement de protéger les fondements du contrat social, de se convaincre et de convaincre l’ensemble des citoyens de ne pas céder à la peur ?
Notre droit, aussi imparfait soit-il, a intégré cette exigence de prudence en stipulant dans son article 89 que la Constitution ne peut être révisée lorsque l’intégrité du pays est menacée. Or, le Président et le Premier ministre ne cessent de clamer que notre pays serait en guerre.
Si notre Constitution ne peut être révisée lorsque le pays est en guerre, c’est justement pour éviter que ne se prenne, sous le coup d’une émotion mauvaise conseillère ou dans un contexte de suspension des libertés, des décisions qui contreviendraient aux principes fondamentaux qui régissent la vie en commun.
En ânonnant que la France était en guerre – alors que la Constitution indique, dans son article 35, que seul le Parlement peut autoriser la « déclaration de guerre » -, le Président et le gouvernement ont entretenu le climat de panique que les terroristes ont cherché à introduire dans le pays et légitimé les coups de canif portés aux principes fondamentaux de la République.
Ce climat particulièrement délétère qui se propage dans les interstices de la société conduit à une puissante dérive de « l’état de droit » vers un « état de sécurité » permanent : état d‘urgence constitutionnalisé pour un recours sans frein aux mesures d’exception, agrémenté de l’inscription dans la norme suprême du droit de la déchéance de nationalité belle et bien réservée aux binationaux, puis d’une réforme majeure de la procédure pénale au détriment de l’autorité judiciaire, attentatoire au principe cardinal de séparation des pouvoirs. Or, l’article 66 de la Constitution prévoit que c’est l’autorité judiciaire seule qui est garante des libertés individuelles, et non le Conseil d’Etat ou toute autre autorité administrative dépendante du pouvoir politique. Ce cocktail explosif menace l’équilibre sur lequel repose le droit républicain. Mais surtout, n’agissent-ils pas en dépit de la Constitution, en bravant aussi bien ses lettres que son esprit ?
Concernant la déchéance de nationalité, même ses plus farouches partisans s’accordent à reconnaitre son inutilité dans la lutte contre le terrorisme. Sa seule « qualité » sera, malgré les artifices rédactionnels visant à ôter le mot « binational », de créer en France deux catégories de citoyens. Ce n’est plus le citoyen sujet universel de droit mais l’individu selon son origine ou celle de ses parents qui comparaitra devant la loi, pour le même crime et désormais pour le même délit, avec un traitement différencié.
Dans le brouhaha des débats, certains ont même avancé l’idée d’envoyer les terroristes en Apatridie ! Il y a tout juste cinq cent ans, l’érudit humaniste anglais Thomas More imaginait l’Utopie, un pays fondé sur la stricte égalité entre les êtres, sans propriété ni argent. Aujourd’hui nos gouvernants s’ingénient à inventer l’envers de cela, l’Apatridie, « pays-décharge » pour les déchus, où seraient parqués les indésirables réels ou supposés, et les criminels que notre monde n’ose plus regarder en face. On a l’imagination que les époques nous prêtent.
Le droit, s’il reste toujours à parfaire et s’il reste trop souvent au service des puissants, est un instrument pour sortir les individus de leur communauté respective, de leur condition de naissance, et pour penser l’universel.
Il faut de toutes nos forces refuser cette fuite en avant. Il est dès aujourd’hui possible de fédérer largement contre le projet de révision de la Constitution. Ce n’est pas qu’un problème de droit ; c’est l’idée même d’une citoyenneté mise sous couvercle qui nous inquiète, une dépossession grandissante des citoyens et de leurs prérogatives au profit de leurs représentants. Pour que la vraie politique retrouve ses droits et pour préserver nos libertés, refusons cette révision de la Constitution !
* Député européen, directeur du quotidien L"Humanité http://www.humanite.fr/